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05/12/2008

Ecrire Bruxelles

tram-bruxelles.jpgEn fouillant mon vieux PC, je suis tombé sur ce texte écrit il y a quelques années pour un supplément du journal "Le Soir" consacré à Bruxelles. Comme il est introuvable à ce jour, je le republie ici, pour le plaisir. Bonne lecture

 

Je n’habite plus Bruxelles. Je ne marche plus sur le boulevard Anspach les bras chargés de sachets GB, je ne monte plus dans le pré-métro pour rejoindre le parvis de Saint-Gilles, mon numéro de téléphone ne commence plus par 02 et je ne rêve plus de trouver un rez-de-chaussée avec jardin pour y emménager un jour. J’ai quitté Bruxelles définitivement, et, après avoir habité Madrid pendant deux ans, je suis à présent installé pour de bon sur les hauteurs de Liège. Pourtant, il faut bien que je l’admette : les quelques kilomètres carrés compris à l’intérieur de la petite ceinture, ceux-là même qui, vus du ciel par un pigeon féru de géométrie ressemblent à un pentagone irrégulier, sont le décor de la plupart des histoires que j’écris aujourd’hui. Est-ce un paradoxe ? Pas vraiment. Bruxelles est une ville étrange et complexe : elle me fascine autant qu’elle me repousse. Je la hais autant qu’elle m’obsède. Peu de ville, au fond, offrent un décor pareil pour développer des récits de fiction.

C’est que Bruxelles concentre à présent toutes les tares et les déséquilibres qui tissent la société d’opulence et de progrès dans laquelle nous sommes, bon gré mal gré, plongés dans ce coin de l’univers. On brasse, en effet, plus d’argent à Bruxelles que dans tout le reste du pays, on y croise plus de gens puissants, plus de preneurs de décisions et de forgeurs d’opinions que dans le reste du continent. La plupart des habitants sont venus s’installer dans notre capitale pour des raisons professionnelles, comme on choisit le fond d’écran de son PC et la sonnerie de son portable, parce qu’il faut bien. Ils ne sont que des pions perdus dans un jeu de société dont les règles ne sont plus claires pour grand monde : est-ce un simple Monopoly ? Un Qui est-ce ? grandeur nature ou un Destin dont le parcours a été embrouillé par un malade mental ? Allez savoir ! Demandez-le peut-être aux milliers de laissés pour compte, déchets de ce jeu sans pitié, de ce même rêve imposé, inemployables, inemployés, venus du bout du monde pour déprimer sur des trottoirs glacés, nés dans la ville mais dans une mauvaise famille, réduits à nettoyer les chiottes, à regarder la télé, à jouer au tiercé, à tenter de ne pas se piquer et de ne pas sombrer dans la bière, de ne pas battre leur femme, de ne pas se faire voler le lecteur de DVD, de ne pas s’endetter trop et de ne pas faire de bruit la nuit pour ne pas attirer les emmerdes. Eux aussi jouent au grand jeu, sur le même plateau, et non seulement ils ne connaissent pas les règles mais on dirait qu’ils n’ont pas souvent accès aux dés. Bruxelles est peut-être ça : un interminable plateau de jeu dont on a perdu le mode d’emploi.

Elle est simplement le résultat effarant de ce que deviennent les villes et les sociétés quand on les laisse aux mains de ceux qui les détestent, quand on remplace la gestion de l’espace et de l’intérêt publics par le tapis rouge pour les investisseurs et le profit privé. Bruxelles est le plus grand zoning industriel du pays. Un zoning de luxe : territoire de bureaux et d’institutions, de représentations commerciales et d’ambassades, où tous les ploucs du monde viennent revendiquer leurs idées et leurs intérêts. En se foutant pas mal du type qui est assis avec ses sachets plastique dans le couloir du métro, et encore plus, de tous ceux qui, invisbles, les joues mal rasées et les aisselles moites, sont terrés dans leurs appartements pourris à attendre que rien ne se passe.

Dans cette société qui ressemble à un train fou, lancée à toute vitesse sans conducteur ni destination finale, Bruxelles est simplement un des endroits où les choses vont le plus vite. Petite ville de province bombardée capitale de l’Europe, siège de l’Otan et souffre-douleur des querelles communautaires, Bruxelles est le résultat concret du manque d’amour de ce siècle qui démarre. Personne n’aime cette ville. Personne ne lui veut du bien. Personne ne la défend car personne n’y tient.

C’est terrible à dire, mais c’est à cause de tout cela que j’aime écrire sur Bruxelles. J’aime les laissés pour compte, les ratés, les mal-aimés. Bruxelles est une ville humaine, pleine de défauts et de maladresse, grandie trop vite, négligée, mal rasée, contradictoire et explosive. Ca me plaît de tenter de lui rendre justice, de dépasser l’image glacée de la Grand-Place fleurie pour parler de ce qu’il y a vraiment derrière : des gens qui rêvent de changer le monde et qui n’y arrivent pas, des types qui voudraient changer leur vie et n’y parviennent pas non plus, des humains qui se débrouillent, tant bien que mal, pour concilier leurs problèmes et le train-train qui les mine, qui espèrent finir le mois hors du rouge, rêvent de retrouver leurs gosses, leur pays. Bruxelles fourmille d’un million d’aventures solitaires qui se croisent dans la grande ville et ne se rencontrent jamais.

Il fut une époque où les artistes allaient vivre à Paris ou à New York, villes phares de la culture et du pouvoir. C’était dans un autre siècle, un autre millénaire. Je pense qu’aujourd’hui, Bruxelles est une des villes qui bougent vraiment. Une des villes qui font bouger les gens. Certainement pas dans les lieux où le pouvoir s’affiche, pas dans les hémicycles et les grandes assemblées, non, dans des ateliers et dans des têtes remuantes, venues à Bruxelles parce qu’il s’y passe des choses. Parce qu’on y danse, parce qu’on y peint, parce qu’on y chante, parce qu’on y écrit. Parce qu’on peut y rencontrer le monde entier ou presque, dans une toute petite ville de province. Parce qu’on n’y gagne pas la célébrité et l’argent. Parce que ceux qui sont venus s’y installer, ceux qui y font étape et ceux qui les accueillent ont autre chose dans la tête que des petits mouvements de pions et des règles obscures. Ils luttent tous les jours contre l’apathie galopante, contre la ville mal aimée, pour faire naître un peu de rêve dans un monde déprimé. Cette énergie est la plus grande richesse de Bruxelles. Celle qui incitera le voyageur à faire étape, le romancier à écrire, le citoyen à espérer.

Avec mes histoires, j’essaie juste de montrer que j’aime cette ville que je déteste. N’a-t-on pas inventé un nom pour parler de cela ? Abruxellation, tout simplement. Inventé à Bruxelles en 2000. Rien que pour ce mot-là, la ville mérite d’être célébrée.

15:39 Publié dans Presse | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, bruxelles, roman, ville, écrivain, nicolas ancion, 2000 | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer

Commentaires

Merci pour ce texte, cher Ancion. Parler d'une ville que l'on aimetdéteste reste une nécessité narrative - pour toi et d'autres - ou poétique (l'Urbi de Bonhomme).
Une sorte d'espace où les mots se glissent entre les laideurs, les usages grossiers d'une civilisation qui se déglingue...

Écrit par : leuckx | 05/12/2008

"Une sorte d'espace où les mots se glissent entre les laideurs, les usages grossiers d'une civilisation qui se déglingue..." Tu formules ça très joliment!

Écrit par : Nicolas Ancion | 05/12/2008

Les commentaires sont fermés.