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02/08/2005

Et si le chômeur était une marchandise comme une autre ?

Notre aimable clientèle d'Emmanuelle Heidsieck

En ces temps où l’on discute beaucoup sur la directive Bolkenstein et sur les amendements à lui apporter pour lui permettre de recevoir l’aval de l’Europe entière et de libéraliser une fois pour toutes le dernier bastion de services qui résistent encore et toujours à la privatisation généralisée, voici un roman qui n’hésite pas à franchir allègrement le fossé qui séparait jusqu’ici services publics et commerce. Dans « Notre aimable clientèle », on suit le cheminement de quelques membres du personnel des Assedic de la Région parisienne : Robert Leblanc, employé de guichet, Alain Marty-Terouard qui dirige toute l’institution, et une brochette de ses collaborateurs rapprochés, qui le suivent comme le plancton dérive dans le sillage d’un cachalot. Ils sont tous poussés par le même arrivisme, la même mesquinerie rapace et les mêmes incompétences flagrantes à gérer quoi que ce soit d’autre que leur propre carrière. Dans cet univers de requins, fort proche du monde de l’entreprise moderne, Robert Leblanc fait figure d’amibe ou de mollusque. Il traite les chômeurs avec compassion, tente de bien faire son boulot, sans passion et sans haine. Il cherche aussi à se débrouiller dans sa petite vie de fonctionnaire récemment séparé, veillant sur ses filles en alternance avec sa femme, espérant rencontrer enfin une compagne qui lui convienne. Tout cela est un pue convenu : on croirait contempler une tableau représentant le monde de l’entreprise actuel, avec ses habituels jeux de forces et ses laissés pour compte. Mais ce qui frappe soudain, c’est de se rendre compte que le milieu qui est décrit est celui d’un service public, un service où l’on a décidé de ne plus parler de « chômeurs » mais de « clients », où l’on rationalise et restructure selon les envies de la direction, en fonction des plans de carrière des uns et des autres. Voilà qui donne véritablement le vertige, car derrière chaque client, c’est une vie qui est en jeu ; un revenu, une famille à nourrir, un équilibre brisé qu’il faut rétablir. Malheureusement, Emmanuelle Heidsieck s’est fixé des enjeux narratifs qui la dépassent. N’est pas Jonathan Coe qui veut. Son roman devrait être une démonstration, il réussit à peine à être une illustration. On finit par trouver les personnages fort ternes à force d’être bariolés de tares et de vices, on trouve les rebondissements très plats, car ils passent à côté de l’essentiel : la dimension humaine de tout cela, la seule qui serait à même de cerner l’essence de la distinction entre service public et service clientèle, le fossé salvateur qui sépare service au public et commercialisation des services. Dommage, l’idée était bonne et la fiction était un excellent choix pour traiter de ce sujet. Mieux vaut relire Testament à l’anglaise que plonger dans ce roman-ci.

Emmanuelle Heidsieck, Notre aimable clientèle, roman, Denoël, 140 pp.

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Un feu follet qui brille dans la nuit


Willem Elsschot, Le feu follet

On ne peut que saluer l’initiative du Castor Astral pour rendre accessibles en français les classiques de la littérature flamande. Des livres écrits au nord de la Belgique qui, malgré le succès critique ou public qu’ils avaient rencontré en Flandre, n’étaient pas accessibles au public francophone, de Belgique comme de France. Soulignons aussi que la ligne éditoriale de la collection ne se contente pas de publier un bouquin par auteur, le plus connu ou le plus réputé, par exemple ; elle suit véritablement le fil de l’œuvre de plusieurs écrivains : Jef Geerarts, Benno Barnard ou… Willem Elsschot, dont elle traduit le troisième roman en l’espace de deux ans ! Après Fromage et Villa des roses, voici Le Feu Follet, un court roman qui marque moins par sa longueur que par l’épaisseur de l’ambiance qui s’en dégage.
Nous sommes en 1930, dans le port d’Anvers, le narrateur, un père de famille dont on ne sait à peu près rien sinon qu’il a décidé de se « ranger » (mais se ranger de quel vice ? se priver de quelles extravagances ? nous n’en saurons jamais rien) dès le lendemain matin de cette nuit étrange où son chemin croise celle de trois marins descendus à terre retrouver une jeune flamande qui a réparé un filet à bord de leur navire, le Delhi Castle. Ils arrivent droit des Indes, parlent anglais et exhibent fièrement une sorte de boîte à cigares, à l’intérieur de laquelle est écrite l’adresse de la jeune fille. Nous sommes en novembre, il fait froid, il fait nuit, un crachin maussade couvre la ville, le narrateur devrait rentrer chez lui et pourtant il va accompagner ces trois hommes à la recherche de Maria Van Dam. Trouver une fille facile dans le port d’Anvers n’est pas chose compliquée, mais retrouver la jeune fille qu’on cherche est une autre entreprise. Les quatre hommes vont ainsi traverser la nuit et la ville sur la piste soigneusement brouillée d’une ravaudeuse de filets.
Elsschot a rassemblé tous les ingrédients pour tisser une ambiance aussi sordide qu’humide : rues sombres, temps de chien, racisme sournois, regards inquiets des étrangers sans repères dans la ville et, surtout, quête impossible de la femme désirée, qui se dérobe avant même d’être approchée. Le quatrième de couverture parle de chef d’œuvre de la littérature du XXe siècle, c’est peut-être un peu forcer l’éloge, mais ce condensé de roman a la densité des grands textes, il est bourré d’interrogations qui poursuivent leur travail dans l’imagination du lecteur et d’images fortes qui sculptent son imaginaire pour longtemps. C’est un tout petit bouquin, qui se lit en une bonne heure à peine, mais résonne très longtemps, comme une chanson de marin, qui trotte en tête bien après qu’on ait quitté le port.
Willem Elsschot, Le feu follet, Le castor Astral, collection « Escales du Nord – Bibliothèque flamande », 92 pp.

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