29/01/2007
« Nettoyage à sec », un choix malheureux ?
Il paraît qu’une polémique a été déclenchée dans les écoles ces dernières semaines par les textes littéraires proposés aux enseignants par la Communauté française pour un test de lecture. On dit que l’un d’eux est trop violent (celui destiné aux cinquième primaires, écrit par Bernard Friot) et que l’autre utilise un langage cru (alors qu’il est destiné aux élèves de deuxième secondaire). Il se fait que je suis l’auteur du second et que je m’étonne sincèrement de voir de pareilles remarques émaner d’enseignants de français. Oui, mon texte fait appel à différents niveaux de langue : d’un côté, deux malfrats racontent leur hold-up qui tourne mal, de l’autre on évoque les scènes de l’enfance d’un petit vieux et les raisons pour lesquelles il tient tant à son ours en peluche. Oui, les gangsters utilisent un registre familier, tutoient leur otage malgré son grand âge, l’appellent « Papy » au lieu de lui donner du « Monsieur » et préfèrent évoquer Lucky Luke dans leurs comparaisons plutôt que les héros de la mythologie grecque. Et alors ? C’est peut-être précisément pour cette raison que ce texte a séduit les autorités de la Communauté : parce qu’il mobilise chez le lecteur des compétences de compréhension plus larges que celles qu’on trouve dans un texte qui n’aurait choqué personne (ah ! les vertus de Pagnol et Duhamel ! ah ! le bon vieux français qu’on causait avant-guerre, les bonnes vieilles histoires de garnements en culottes courtes qui chapardent dans les vergers ! Comme tout cela est rassurant !) et qui n’aurait, sans doute, testé que les compétences de l’élève à régurgiter des connaissances littéraires fort peu adaptées au monde dans lequel il vit. C’est vrai que j’ai été étonné moi-même du choix des inspecteurs : la nouvelle « Nettoyage à sec » a été imaginée pour un public adulte, je l’avais écrite à destination de l’émission de polar diffusée sur La Première en radio vers 23h le dimanche. Une heure où les bambins de 14 ans chattent sur MSN, regardent les émission érotico-ringardes d’AB3 ou dégomment des aliens sur leur PSP, c’est vrai. Mais j’en ai été ravi : voilà que l’école, et en particulier le cours de français, peut enfin parler du monde dans lequel nous vivons, sans se réfugier dans celui dans lequel les frère Grimm, Chrestien de Troyes ou Victor Hugo ont vécu, et dont ils rapportaient, ne l’oublions pas, eux aussi, la violence et la fureur. Toutes les époques sont violentes. L’homme est un loup pour l’homme, on l’écrivait déjà en latin, bien avant que le français ne soit une langue. Bine avant qu’il ne soit l’objet d’un cours et encore moins d’un test d’évaluation. La langue est un outil formidable et une arme redoutable. Apprendre aux enfants à bien l’utiliser, c’est les rendre capables, aussi, de désamorcer la violence avec des mots, de tempérer leur discours, de construire la compréhension mutuelle. Mais pour y arriver, il faut les confronter à la vraie langue : un objet multiple, riche, qui se partage, se tiraille et se déchire. Il faut leur donner à lire la langue dans toute son amplitude. Sans pudeur. Sans cocon protecteur. « Nettoyage à sec » est une histoire d’aujourd’hui, avec des mots d’aujourd’hui (seule réserve à mes yeux, on y parle encore de « francs » car le texte a été écrit au siècle dernier), je suis content qu’elle soit lue par des jeunes d’aujourd’hui. Si elle paraît crue au lecteur ou à la lectrice, c’est qu’il n’est pas allé au bout de sa lecture. Car cette histoire attendrit. Elle émeut. Je ne vous explique pas pourquoi, car on n’explique pas les textes, on les lit, on les écoute. On les vit. Du moins, c’est ce que je crois et c’est ce que je professe. Alors quand j’entends Madame la Ministre-Présidente juger qu’il s’agit là d’un « choix malheureux », j’ai très envie de lui poser quelques questions :
- Madame la Ministre-Présidente, avez-vous lu ce texte avant de vous prononcer ? Je ne le pense pas. C’est pourquoi je tiens à votre disposition un exemplaire et, si vous n’avez pas envie de le lire, je peux vous procurer la version audio, très bien enregistrée par la RTBF (dont votre gouvernement a la tutelle, ce sera l’occasion de féliciter d’excellents collaborateurs) et qui ne dure pas plus de quinze minutes ;
- Madame la Ministre-Présidente, je vous pose ensuite la question qui me brûle la langue : quel autre texte auriez-vous choisi en lieu et place de celui-là, dont personne n’aurait pu contester le choix et qui permettrait de juger de la compétence des élèves ? Pensez-vous vraiment qu’un bon texte de fiction puisse plaire à tous sans prêter à aucun moment le flanc à la critique, surtout parcellaire ?
- Enfin, Madame la Ministre-Présidente, vous qui parlez de contrat pour l’école, d’école de la réussite, qui visez à donner à chacun sa chance à travers l’enseignement, pourquoi redoutez-vous un texte qui se passe ici et maintenant, à Bruxelles, dans un « pressing » durant les fêtes de fin d’année ? Pensez-vous que l’école pour tous doive n’évoquer que des textes lisses et formatés, qui ne parlent pas du monde, complexe et protéiforme, dans lequel nous sommes plongés ?
11:40 Publié dans Presse | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : littéreature, enseignement, fiction, culture, ministre, Arena | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer