12/03/2011
Thierry Crouzet - L'édition interdite
J'ai eu le plaisir de faire partie des tous premiers lecteurs de L'édition interdite de Thierry Crouzet (publiée par Numeriklivres). Thierry y développe de nombreuses idées au sujet de l'édition numérique et des changements de paradigme qu'elle entraîne.
Thierry Crouzet est enthousiaste de nature, ce qui est mon cas également, et je partage donc son point de vue optimiste sur bien des points ; en revanche, je ne le suis pas toujours dans certains raisonnements ultimes, que je trouve parfois trop absolus ou idéalistes.
Il les contredit lui-même à plusieurs reprises et ce n'est pas grave, car il a pris soin de mettre en exergue une belle citation de Walt Whitman pour rappeler que la contradiction fait partie intégrante de l'univers de tout auteur.
En outre, les commentaires des premiers lecteurs sont intégrés dans le texte lui-même, sous chacun des paragraphes numérotés, et ouvrent ainsi une discussion à plusieurs voix, où le lecteur peut choisir son camp (mieux encore, trouver un nouveau point de vue plus intéressant).
Comme un exemple vaut mieux qu'un long discours, voici trois extraits du texte, avec les commentaires qui les suivent :
32 20
En devenant capables de s’autopublier à coût nul,
les auteurs gagnent leur liberté. L’autopublication
électronique nous ramène au jardin d’Éden, quand
les auteurs n’avaient pas encore croqué la pomme
qui allait les ranger en deux catégories, ceux promus
aux Paradis et ceux condamnés aux Enfers.
20 [Ancion] Tout d’un coup, je me demande ce que tu entends par auteur.
Tous les adultes des pays développés qui ont achevé la scolarité obligatoire
(c’est-à-dire un peu plus de 80 % de la population) sont capables d’écrire,
d’exprimer des idées, de raconter des histoires, de noter des souvenirs. 80 %
de la population est-elle composée d’auteurs ? Je ne le pense pas du tout.
Un auteur n’est pas simplement quelqu’un qui écrit, pas plus qu’un architecte
n’est « un type qui dessine des maisons sur du papier ». Je ne pense pas
que la question trouve une réponse simple, je déteste en particulier la distinction
imposée par Barthes entre « écrivant » et « écrivain », et pourtant je
pense qu’il y à là une problématique fondamentale, en particulier en ces
temps de grand chambardement où tout le monde peut publier, commenter,
encenser… Ça mériterait en soi un essai, ce sujet-là. [Crouzet] Plus tard, je
dis que les lecteurs décident, c’est eux qui font les auteurs.
122 67
Quand un auteur s’autopublie, c’est souvent après
avoir essuyé le refus des éditeurs. Il est vexé, remonté
contre le système. Il peut finir par être enragé et
c’est ainsi qu’il rejoint la guérilla contre les structures
de domination.
67 [Ancion] Je ne suis pas d’accord avec ce point de vue. Je publie chez des
éditeurs depuis 1995 et je publie en ligne depuis 1998, j’étais dans le numérique
avant les éditeurs d’aujourd’hui (je fus même éditeur numérique pendant
trois ans, il y a 11 ans de cela), je n’ai jamais considéré l’édition numérique
comme une option qui s’ouvrait après le refus des éditeurs, c’est exactement
l’inverse. J’ai publié avec succès chez des éditeurs des textes déjà
disponibles gratuitement en ligne et personne n’a rien trouvé à y redire.
[Crouzet] Ton exemple ne contredit pas ce que je dis. Quelques auteurs sont
dans ton cas, la majorité des autres non. La plupart ne seront jamais édités
en ligne ou hors-ligne. Et ils en éprouveront un vif ressenti contre les structures
éditoriales.
132 69
J’éprouve plus de satisfaction quand je signe un
contrat avec un éditeur capitaliste qu’un éditeur réticulaire.
Le capitaliste me fait un chèque. Il m’offre
quelque chose qui est rare dans la société : l’argent.
Le réticulaire m’offre son temps, c’est-à-dire sa vie. Je
devrais lui accorder une valeur inestimable. Souvent
je n’y arrive pas. Je suis encore engluée dans l’ancien
paradigme que je réprouve.
69 [Ancion] C’est parce que tu n’as pas admis qu’un écrivain doit aussi être
autonome et chercher aussi sa réussite économique. Si tu admettais cela, tu
comprendrais pourquoi l’édition réticulaire n’est pas aussi gratifiante. Il lui
manque un pan commercial que tu refuses d’accepter, mais dont tu as besoin
pour vivre. Rien ne sert d’entretenir la douce illusion qu’on peut vivre
sans revenu… C’est le mythe que les éditosaures préfèrent : il leur permet de
ne pas rétribuer les auteurs, puisque ceux-ci n’oeuvrent que pour la gloire et
le bonheur d’écrire… [Crouzet] Si je vends un livre à un million d’exemplaires,
j’en serais heureux. L’argent n’est pas du tout sale pour moi, ni méprisable.
Au contraire, j’aime le luxe. Je ne néglige pas le pan commercial, je ne
veux pas qu’il soit prioritaire. C’est différent. D’ailleurs, il ne pourra jamais
être prioritaire que pour une minorité d’auteurs et cette minorité, à elle
seule, ne produira aucun glissement éthique. De plus, un éditeur réticulaire
peut au final me faire gagner autant d’argent qu’un éditeur capitaliste. Je ne
vois pas pourquoi à l’avenir l’ancien modèle resterait le plus profitable. C’est
juste qu’aujourd’hui la perspective d’une avance sur recette me donne l’illusion
d’un engagement plus fort, ce qui n’est pas nécessairement le cas. J’aimerais
me défaire de ce sentiment… pas de l’idée de gagner de l’argent.
Voilà trois extraits, lisez le reste du texte, vous y trouverez nombre d'idées stimulantes, j'en suis certain.
Ces idées m'ont d'ailleurs si bien stimulé que je prépare pour très vite un nouveau billet sur ce que devient, à mes yeux, le rôle d'un auteur à l'ère de l'édition numérique.
Encore un peu de patience...
21:54 Publié dans Notes de lecture, Trucs en ligne que j'aime | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : édition numérique, thierry crouzet, numeriklivres, édition interdite, ebook | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer